Je me sens bien avec toi - partie 2
Journal de bord par Philippe Garon, écrivain
Dimanche 28.01.2024
Je prends le train pour Paris à dix heures trois (bon, ça pourrait être plus précis, mais on va faire avec). Une heure de battement entre deux trajets me permet de mieux visiter Amiens. Je vais du côté des canaux. Magnifique. La ville mérite pleinement son surnom de « petite Venise du nord ». Il fait soleil, c’est moins froid donc je peux mieux apprécier avant de m’en retourner me laisser porter plus au sud par la SNCF. Sitôt sorti de la gare du Nord, une cycliste tente de m’assassiner : « Surtout, prends ton temps! » qu’elle me lance avec la mauvaise humeur proverbiale des citoyens de la place. Je me sens mal pour une couple de kilomètres, le temps qu’un escadron de quêteux me sollicite. Ça me change les idées. Mon sens de l’orientation en arrache. J’atteins quand même la porte St-Martin; je ne me suis pas trop éloigné de la ligne pas trop croche qui devrait me mener à mon objectif, à moins de deux heures de marche plus loin, soit le théâtre Silvia Montfort, dans le parc Georges-Brassens. Alors je passe le centre Georges-Pompidou, le pont Notre-Dame et la cathédrale du même nom, en reconstruction. Je passe le Panthéon. J’arrive au jardin du Luxembourg, ce qui me permet de marcher à l’écart de la circulation et d’entendre une violoniste interpréter le Cygne de Saint-Saëns, ce qui mérite bien les deux maigres euros que je dépose dans son étui, considérant le froid avec lequel elle doit se chamailler. Je continue par l’esplanade Gaston Monerville, me rend jusqu’à l’observatoire de Paris et aboutit devant le beau gros minou de la place Denfer-Rochereau. Mais le temps passe. Le spectacle que je m’en vais voir avec l’ami Laurent commence à seize heures. Et là, sans m’en rendre compte, je me retrouve assez décalé par rapport à la trajectoire que j’aurais normalement dû emprunter. Je dois hâter le pas. L’architecture du Quatorzième arrondissement me paraît pas mal moins élégante. Dans un square, je vois qu’un spectacle de guignol se prépare. Mais je déchante en voyant l’affiche : Guignol et la reine des Neiges… Même ça, on trouve le tour de le gâcher. Que c’est pénible… Et malgré les plans de la ville que je consulte ici et là, près des bouches du métro, je n’arrive toujours pas. Un affable monsieur m’aide à me repérer, mais on dirait que je vais arriver en retard. J’avance bon pas, malgré les employés municipaux qui nettoie avec de grands jets d’eau les déchets laissés par la tenue d’un marché. Enfin j’arrive et miracle, à temps. Je peux même prendre un instant avec Laurent pour une petite jase avant que la pièce commence. « Hidden paradise », la pièce avec Alix et Freddo, les compatriotes qui ont traversé la mare en même temps que moi. Un vortex qui tourne autour des mots d’Alain Denault, qui nous met la face drette dans l’absurdité des paradis fiscaux. La performance ultra exigeante du tandem nous amène à rire, oui, mais aussi à ressentir l’angoisse de cette violence institutionnalisée, tolérée, banalisée, érigée en système, en toute impunité.
Les deux interprètes arrivent dans le bar jouxté à la salle de spectacle. Épuisés, mais quand même galvanisés. Avec Laurent, on boit une bière en compagnie de Freddo. On se connaissait de nom, mais c’est la première fois qu’on se rencontre. Pas la dernière j’espère.
J’emboite le pas à Laurent pour le trajet jusque chez lui. Il me guide avec aplomb dans le métro. Je m’étonne de la masse compacte de chair humaine qui remplit l’espace, même si c’est le jour du Seigneur. On parle de l’érosion du civisme mon ami et moi. Dans le train, c’est le même refrain. Paris, ville lumière? Quelle bonne blague! Son élégance architecturale, éclairée même la nuit par ses lampadaires depuis le XVIIe siècle, n’est-elle pas assombrie par une grande éclipse de dignité?
À la maison, je retrouve le reste de la famille. C’est fou comment ç’a changé depuis ma visite de l’an passé. Delphine est une virtuose du marteau. Difficile à battre en fait de rénos. En plus, le fumet d’une belle soupe costaude remplit la nouvelle cuisine et la salle de séjour, véritable réussite. Mais Laurent me tend une boîte avec un air narquois. J’ouvre la boîte. Un cadeau exagéré. Laurent m’offre une pure merveille de couteau : un Morta. Moi qui, dans une vie antérieure, me suis fait confisquer de manière nébuleuse un Laguiole par Air Canada, me voilà gâté. Comment le remercier? Voilà une amitié de trente ans qui continue de se bonifier. En attendant de trouver la bonne idée pour lui rendre la monnaie de sa pièce, je respecte la superstition en lui donnant un sou noir. La soirée se termine en regardant une drôle d’émission; Nus et culottés. Avec un épisode sur le Québec en plus. Normalement, je devrais me laisser charmer par cette fable à mi-chemin entre la télé-réalité de sobriété heureuse et le documentaire écologiste. Moi qui suis normalement d’une crédulité crasse, sans vouloir décevoir mes hôtes, je n’arrive malheureusement pas à embarquer totalement dans la proposition; impossible que ce soit purement le fruit du hasard. Comme on dit chez nous, c’est arrangé avec le gars des vues. Il y a le travail de fou de toute une équipe de recherchistes et de techniciens derrière cette pseudospontanéité, j’en suis persuadé. Alors difficile pour moi de rire à gorge déployée ou de me laisser émouvoir. Oui, j’avoue que ça donne quand même de la bonne télé. Mais est-ce que c’est vraiment honnête? Ceci dit, il est presque minuit. Le cadet de la famille, généreux comme ses parents, me laisse encore sa chambre. Dodo.
Lundi 29.01.2024
Avant de partir, j’aide Laurent à placer une partie de sa bibliothèque dans le nouvel espace de rangement que crée l’installation d’une robuste poutre en acier. Ces livres en format poche patientaient dans des cartons depuis le dernier déménagement vers leur nouvelle maison. Ils ont failli se retrouver chez un bouquineur. Mais les voilà sauvés et mis en valeur dans un bel écrin insolite, au son du groupe Delgres. Kessel, Cendrars (dont j’ai commencé « La main coupée », séjour dans la Somme oblige), « Tu seras un homme mon fils » de Kippling, « Le Grand Meaulnes » d’Alain Fournier, « L’espoir » de Malraux, « Kaputt » de Malaparte, « Le salaire de la peur » de Georges Arnaud, « Les faux-monnayeurs » de Gide, etc., etc. Un beau paquet de pages à conquérir. Ça le représente bien. Épris d’aventure, mais loyal comme le granit. Sérieux, mais joyeux. Solide, mais sensible.
On se rend ensemble à son bureau. Il me présente quelques-uns de ses collègues policiers de la SNCF. Un des jeunes agents m’expliquer l’équipement qu’il porte; la veste pare-balles, le pistolet, la bombe lacrymogène, la caméra numérique. Tout ça quand même avec bonne humeur. Mais ça prend du cran pour ce genre de métier. Laurent et moi, on se donne une franche accolade et je repars de mon côté. Au rythme des traverses de la voie ferrée, je retourne dans « La main coupée ». Même si on ne se comprend pas à 100% dans nos parlures respectives Cendrars et moi, on vit une belle amitié. Et sa combativité m’impressionne. Comme homme de lettres et comme homme tout court. Il va d’ailleurs m’accompagner toute la semaine. Mes jours suivants vont s’écouler dans l’écriture et la lecture, sous une bonne grisaille picarde. Comme mon horaire ne comporte aucun atelier, je consacre le maximum de mes journées aux mots. Les miens et ceux de l’écrivain mutilé par la guerre de 14-18. Quelle expérience troublante que de lire ce récit en habitant tout près des lieux qu’il décrit, théâtre de cet invraisemblable massacre. Mais sa vigueur littéraire me tape dans le dos. Je ne suis peut-être pas un génie de la langue, mais je crois en sa magie.
Samedi 10.02.2024
Je ne sais pas si je crois en Dieu. En même temps, je me trouverais vaniteux de déclarer catégoriquement qu’il n’existe pas. Qui suis-je pour exprimer de manière péremptoire une telle opinion? Et je parle bien d’opinion, parce que pour ce domaine d’intérêt, à ce que je sache, on ne se situe pas trop dans le territoire des certitudes.
Je me suis intéressé à Nietzsche il y a quelques années. De mes deux tentatives de lecture d’Ainsi parlait Zarathoustra, je ne saurais dire ce que je retiens. Peut-être que le comprendre se trouve au-dessus de mes « moyens intellectuels », pour paraphraser Dany Laferrière. Mais la bonne vieille maxime de monsieur Boileau me revient dans ce genre de situations : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. » Or, quand je me rends compte que les exégètes du célèbre philosophe allemand se perdent en conjectures pour interpréter à peu près tous ses concepts, je me sens moins mal de ne pas trouver sa prose limpide. Je conviens que la formule « Dieu est mort », ç’a de la gueule. Et d’un point de vue esthétique, je dois aussi reconnaître que le style de Nietzsche s’illustre brillamment. Ceci étant dit, pour moi, enrober ses idées dans une gibelotte dialectique indigeste, me semble que ça ne suffit pas pour crier au génie. Je pècherais par excès de désinvolture en qualifiant son œuvre d’esbroufe. Mais personnellement, pour m’accompagner dans mes interrogations métaphysiques, elle ne m’aide pas beaucoup. Surtout quand on se remet en tête que le même idéologue propose la notion de « surhomme », qui serait de nature égale au divin, il y a de quoi se demander si au fond, il ne cherchait pas surtout à nous faire tourner en bourriques. Bon. C’est très sérieux tout ça. Devant quelque chose de lourd, moi, je me dis qu’un peu d’humour, ça ne fait pas de tort. Je l’imagine, avec sa célèbre moustache, en train de manger une poutine dans un casse-croûte sur le bord du chemin du Roy, la bonne vieille 138, dans le bout de Grondines, proche de Le Frappe-Sacre, avec Simone Monnet-Chartrand, qui lui dit: « Friedrich. Arrête de parler la bouche pleine. »
Le TGV entre en gare de Nantes et je me dirige sans trop de mal vers le tramway. J’essaye d’acheter des billets. Le temps de comprendre le fonctionnement du distributeur automatique, au moins trois rames passent. Mais maintenant que je suis prêt à embarquer, c’est le calme plat. Sauf dans la direction inverse. Là, ça fourmille. Je regarde les gens traverser sous le nez des trams. Moi, je les trouve d’une témérité inouïe, mais ça semble la normalité ici. La trotteuse tourne; je ne pourrai pas rejoindre Fannie à l’heure convenue. Une fois à bord, je me rends compte que j’ai acheté des billets pour rien; c’est gratuit la fin de semaine. Après quelques stations, le tram freine sauvagement, quelques passagers rasent de tomber. Tout le monde se regarde avec des points d’interrogation dans le front. On finit par comprendre qu’un garçon a tenté d’arrêter les wagons avec son genou. Nous nous inquiétons pour lui. Mais après un moment d’affolement général, on le voit passer en claudiquant, en souriant, escorté par la sécurité. Les agents sont peut-être tiraillés entre le soulagement qu’il ne se soit pas grièvement blessé et l’envie de le semoncer solide pour son manque de prudence. Bref, il semble s’en tirer sans trop de mal. Tant mieux. Mais nous voilà immobilisés. Mon retard empire. Je respire. Que veux-tu que j’y fasse? Contrairement à au moins 94% des Canadiens, je ne possède pas de téléphone cellulaire. Dans des moments comme ça, c’est regrettable. Une personne normale appellerait Fannie ou lui enverrait un petit message texte pour l’avertir, par politesse, par courtoisie, c’est ce qui est attendu de nos jours dans les conventions sociales. Mais je suis un dinosaure privé d’intelligence technologie, une sorte d’illettré, un mésadapté, un illectroniste pour être plus précis. Je veux faire partie des quelques irréductibles qui résistent. Le tram se remet en marche. Là et ici, de beaux îlots jaunes, de grands mimosas en fleur illuminent le tissu urbain de leur canopée colorée. J’arrive au terminus de Beaujoire; l’amie m’y attend. En sourire malgré toutes ces grosses minutes à poireauter à cause de moi. Ça fait vingt ans. Vingt ans qu’on s’est vus. Et pourtant, me semble que sa face reste exactement comme dans le temps.
En voyant sur le Livre des visages que je me trouvais en France, elle m’a interpellé, m’a demandé si je pensais aller faire un tour du côté de la Bretagne. Et du même souffle, m’apprenait qu’on lui avait diagnostiqué un cancer du sein en juin. Dans les circonstances, ça me paraissait déplacé de m’inviter chez elle : « Je veux surtout pas te fatiguer. Tu le sais, en général, j’ai un pétard dans le cul; je suis pas quelqu’un de particulièrement reposant… »
- Ça me ferait du bien. fut sa réponse.
Et me voilà, dans sa voiture, avec elle, à renouer, dans cette joie que notre âge permet, celle de retrouver une vieille amitié, là où nous l’avions laissée il y a longtemps, et à la fêter. Devant la maison, un camélia fleuri semble d’accord avec moi, me laissant même humer sans dire un mot son parfum rose pâle, mais précis. Le roman d’Alexandre Dumas fils manque à ma culture… À l’intérieur, je fais connaissance avec les trois garçons de dix-sept, douze et huit ans. Le papa, Emmanuel, ne m’a vu qu’une fois, à son mariage, dans le fief de sa solide épouse québécoise, près de Sorel. Mais se souvient bien de moi. Lors du banquet, j’avais poussé « La feuille d’érable » d’Albert Larrieu. Il faut dire que les convives de la famille de l’époux, dotés de bonnes voix et d’un répertoire bien touffu, assuraient avec entrain l’animation musicale de l’événement; c’eut été un tort de ne pas leur rendre la politesse en s’assurant qu’au moins une chanson de chez nous figure dans le programme des réjouissances. Et c’est en prenant le café qu’on se remémore ces bons souvenirs, ensemble, autour de la table de la cuisine, avec album photos à l’appui. Je me pose doucement chez Fannie et Manu après les cinq heures de train entre la Picardie et leur logis. On prend notre temps avant de mettre le cap, à la précoce tombée de la nuit, vers le centre-ville. Où une surprise m’attend. On me dit seulement que je vais rencontrer un éléphant. Mais en fait de découverte, ça m’épate. Après une courte marche en longeant le Bras de la Madeleine de la Loire sous un crachin insistant, nous arrivons aux Machines de l’île, que je décrirais comme un heureux délire steampunk. Normal. On se trouve dans la ville natale de Jules Verne. Évidemment, je ne peux pas revenir à mes quatre ans. Mais ma capacité d’émerveillement semble bien se porter en découvrant ces multiples bibittes mécaniques insolites, prouesses d’imagination débridée, d’ébénisterie extravagante, d’hydraulique organique et d’horlogerie baroque. On regagne ensuite le véhicule en revoyant les vestiges industriels des grands chantiers maritimes, quand on fabriquait ici les transatlantiques de la Belle époque. Une grue jaune et une rampe de lancement, marques monumentales des industries de construction navale, donnent une idée de la taille des bateaux conçus à Nantes dans le temps. Et pas loin, de l’autre côté du fleuve, le Mémorial de l’abolition de l’esclavage nous rappelle que la prospérité de la ville repose en grande partie sur le commerce triangulaire.
Au bar et restaurant Belle de jour, nous cassons joliment la croûte, mais surtout, nous pouvons assister à un spectacle intime de l’ami Clément Bertrand, accompagné par son amoureuse Chloé Girodon. Le violoncelle, ça sublime ses chansons. Et si leur duo marche aussi bien dans la vie que sur scène, mon camarade a clairement trouvé l’eldorado. Après la prestation, nous nous rejoignons dehors. Je présume que Fannie ne veut pas trop qu’on s’attarde, question de ne pas s’épuiser; elle vient quand même de subir une autre chirurgie il y a à peine neuf jours. Mais elle nous assure, Manu et moi, que tout va bien, qu’on peut prendre le temps de fraterniser. Un jeune couple se joint à nous, dehors, on s’adonne bien, on rit, on refait la vie, on la replace dans le sens du monde. Avec Clément, on ne reste pas qu’aux souvenirs des Rencontres qui chantent, à Petite-Vallée et Régina; on voit mieux, respectivement, nos cadeaux du présent, son petit qui grandit, mon mien qui, à quinze ans, me dépasse, dans tous les sens, mais qui reste le meilleur de moi. Et en Chloé, je découvre une femme calme, confiante; ça doit bien étayer mon bon diable de collègue échevelé, poète sensible d’insulaire damné. Je suis sincèrement heureux pour lui, pour eux. Bon, il me paraît toujours inquiet, mais je crois normal que son caractère miroite en synchronicité avec les humeurs du golfe de Gascogne. Un tourmenté, mais capable de carguer sa voile en fonction des vents et marées. On se dit adieu jusqu’à la prochaine. Et nous glissons dans les nocturnes en trille, vers la rue des ombres, la rue de mes splendides hôtes, où un lit de passage encaisse mes ronflements, sans rouspéter.
Dimanche 11.02.2024
Le deuxième fils de Fannie et Manu s’intéresse depuis peu à la religion catholique. Non baptisé, c’est par lui-même, volontairement, qu’il s’est mis à fréquenter l’église. Lorsque sa mère va le réveiller pour qu’il se rende à la messe, il se lève et se prépare, calmement, en silence. Je lui demande si ça l’embête que je l’accompagne. Laconique, il me répond que c’est correct. On y va à pied, par les petites rues, en passant à côté du collège Simone-Veil. En chemin, en lui posant quelques questions, j’apprends qu’il s’intéresse à l’histoire, comme mon fils. À l’école, ces temps-ci, ils étudient les Croisades. Le personnage de Beaudoin IV, le roi lépreux, l’intrigue autant que moi. Nous arrivons au temple dédié à Saint Joseph, qui étire son profil gris dans le matin, vers le soleil. Ça me fait du bien de regarder la lumière du jour dans le blanc des yeux. Anne-Marie, la grand-mère paternelle de mon jeune guide, nous attend devant la porte. À l’intérieur, ça grouille de monde, ça sourit, il règne une sorte de frénésie peu commune pour un lieu de culte. Des notes de flute à bec très justes, assurées, marquent le début de la cérémonie, vite rejointes par la voix pleine de l’animatrice, accompagnée par l’orgue, tout aussi exact et enveloppant. L’assistance se lève pour chanter avec la jeune femme qui me semble vite de loin meilleure dans l’utilisation de ses capacités vocales que la plupart des soi-disant professionnels qu’on entend à la radio, à la télévision ou sur Internet. Elle me fait penser à la Mariette Chiasson de mon enfance, mais encore plus inspirée et inspirante. Tout en humilité, sans fioritures, elle donne les notes dans un timbre chaud et entièrement maîtrisé, juste assez vaste, avec joie, entièrement tournée vers l’assemblée, les guidant avec sa main droite sans rien obliger, avec des gestes amples, mais vigoureux, le corps droit, bien ancré dans le sol, mais quand même souple. La tête haute, l’œil clair, elle s’affirme bellement tout en s’effaçant derrière la musique. C’est assez captivant. Pendant toute la cérémonie, elle remplira l’espace, mais sans en imposer, déposant les mélodies avec modestie. Comment arrive-t-elle à servir aussi bien les chansons, sans aucune prétention?
Les deux curés interviennent ici et là pour assurer le reste de la liturgie, avec un entrain serein. Le célébrant nous apprend que c’est justement un 11 février que Bernadette Soubirous a vu la Sainte Vierge pour la première fois, en 1858. En ce dimanche de la santé, le choix des lectures met bien la table pour l’homélie. Plutôt que de nous adresser un monologue, le prêtre invite quelques personnes, qui travaillent dans le réseau de la santé ou non, à venir présenter des témoignages personnels ou de malades. Tout ça me semble plein de sens. Rendu au Notre-Père, il invite tous les gens en lien avec des malades ou des personnes âgées à venir le rejoindre dans le chœur. Et là, étrangement, l’envie de prier avec tout le monde me prend. Ça fait peut-être trente ans que j’ai pas dit le Notre-Père. Mais en ce moment, je sens un tel esprit de communauté, une telle ambiance de fête, que je laisse ma voix monter avec celle des autres, unies. Je pense à Fannie, avec son cancer du sein. Je pense à mon père, hospitalisé depuis quelques jours à cause d’une crise d’angine. Je décide même d’aller communier après, autre chose que je n’avais pas faite aussi depuis très très longtemps. Un miracle, est-ce que c’est forcément une expérience mystique spectaculaire? Est-ce que certains événements extraordinaires, tout petits, peuvent se dérouler dans l’intimité d’un instant, sans nous rendre fous de religiosité?Plutôt que de retourner à la maison à pied, Madame Anne-Marie vient nous reconduire en auto, son petit-fils et moi. Et elle accepte l’invitation de mes hôtes pour rester à dîner avec nous. Fannie a cuisiné des joues de porc braisées; c’est savoureux. Autant que les conversations heureuses autour de la table. Manu a le tour de placer la bonne humeur autour de lui. Et une fois les enfants levés, Anne-Marie et moi, nous revenons sur la célébration. Nous parlons de l’église, de la foi, de ce que ça peut apporter, dans la vie, une spiritualité basée sur ce pan incontournable de notre civilisation, un patrimoine de lieux majestueux, de somptueuses musiques sacrées, d’œuvres picturales et sculpturales emblématiques, mais aussi de petits gestes simples, de solitudes en silence, de comment ça se passait autrefois, en famille, des prières, des lectures pieuses. Nous nous entendons à merveille Anne-Marie et moi. Je l’écoute me raconter une époque révolue, qu’on aime bien regarder de haut maintenant. On ne se retient pas vraiment de dénigrer ces superstitions, ces simagrées archaïques, des rites soporifiques menés par des vieux monsieurs en robe qui ne manquent pas une occasion de passer outre leurs vœux de chasteté, avec des prépubères de préférence. On se gausse de ces hommes qui ne sont que des hommes, on se scandalise, avec raison, des abus de trop de membres du clergé, endossés, protégés par leur institution, on généralise, on se conforte dans cette posture que l’église de Rome n’est qu’un repère de pédophiles, d’escrocs, de la honte des richesses conservées jalousement par le Vatican pendant que ça crève de soif partout. On les met tous dans le même panier, comme si ça n’existait pas, des prêtres qui ont de l’allure. Comme si toutes les religieuses et les religieux d’aujourd’hui et d’hier ne représentaient pas un des fers de lance du combat universel contre la souffrance. Comme si notre manière de vivre actuelle sophistiquée, frénétique, alcoolique, divertissante, toxique, aseptisée, javellisée, homogénéisée, branchée, rapide, émancipée, décomplexée, subjective, bruyante, individualisée, pixellisée, binarisée, informée, surinformée, désinformée, méta, artificiellement intelligente, algorithmée, design, microdosée, suremballée, armée, vitaminée, vaccinée, hédoniste, eudémoniste, motorisée, postindustrialisée, postdémocratique, ultralégiférée, cyclable, recyclable, compostable, rechargeable, âgiste, botoxée, musclée, angoissée, en vinyle, en mélamine, en acrylique, en polyester, en polystyrène, en tofu, en microplastique, en créatine, en mélatonine, en citalopram, en Ritalin, en Prozac, en dérapage contrôlé constituait le summum, le nec plus ultra, le pinacle, le bout de la marde de l’évolution. Un point dans l’histoire qu’un texte de Serge Carfantan décrit brillamment, dans une glaçante lucidité. Il y a eu du monde avant nous. Et ces gens-là n’étaient pas tous des imbéciles. Bravo pour les changements, mais ce n'est pas toujours synonyme d’évolution. On peut se poser beaucoup de questions sur les manières de vivre des gens d’avant, sur leurs croyances. Mais nos manières de vivre à nous, nos croyances à nous, sont-elles si tant tellement meilleures? Et tout compte fait, devant les proportions pantagruéliques de notre vanité actuelle, il n’est pas mauvais de se rappeler l’insignifiance de notre règne à l’échelle sidérale. (En passant, ce que j’aime particulièrement dans ce reportage d’Arte, ce que les hypothèses concernant la fin de l’univers nous soient expliquées par des femmes, avec brio d’ailleurs.)
En après-midi, avec les enfants, nous allons nous promener dans la partie historique de Nantes. J’absorbe une généreuse dose de beau temps. Fannie attire mon attention sur des détails architecturaux de vieux bâtiments, ceux notamment qui penchent dangereusement, comme des tours de Pise, s’affaissant sous leur propre poids dans le sol remblayé, volé au fleuve. En suivant l’écho lointain d’une fanfare, nous aboutissons sur la place Royale. Il doit bien y avoir deux cents personnes rassemblées autour du groupe de musiciens excentriques et retentissant. Les Trompettes de Fallope nous offrent un spectacle du tonnerre. De Partenaire particulier, que je ne connaissais pas mais qui fait l’unanimité dans le public, au succès Lady Marmalade de Nanette Workman, chanteuse née dans le Bronx mais devenue une vedette en s’établissant au Québec, les airs thérapeutiques de cette belle bande de cinglés issus de la faculté de médecine nous soignent le moral en plus de permettre la cueillette de dons pour je ne sais plus quelle bonne cause reliée à la santé. Nous les quittons un peu à reculons, en fredonnant leurs mélodies. À la place Graslin, je découvre l’opéra et la brasserie La Cigale, avant d’arriver à la Cours Cambronne, où se trouve « Éloge de la transgression », du sculpteur Philippe Ramette; j’aime l’absurde. Manu nous amène à une crêperie en chantant « Aux champs Élysées » de ce bon vieux Joe. Ses garçons se joignent à lui en caracolant sur les pavés polis des ruelles étroites, bellement enchâssées entre les bâtiments médiévaux en colombage. Le resto est aussi charmant que le service et les fines au froment, formidablement quadrillées de caramel au beurre salé, déclenchent un carnaval dans ma bouche, surtout avec la belle bouteille de jus de pomme pétillant qui joue admirablement son rôle de lubrifiant pour faire descendre ce régal exact. Tout ça, gracieuseté de papa Bodineau. Nous voilà bien regaillardis pour attaquer le château des ducs de Bretagne, galoper sur ces murailles massives, ce qui nous donne une sacrée belle trotte au total. Honnêtement, je ne me souviens plus trop de la soirée, mais je sais que ça m’a pas pris une berceuse pour m’endormir. Ah! Ça me revient. J’ai commencé une suggestion de lecture de Fannie : « Le mec de la tombe d’à côté » de Katarina Mazetti. La traduction du suédois fait très franco-française franchouillarde, mais c’est quand même très bien.
Lundi 12.02.2024
À mon réveil, Manu est déjà parti pour le travail et j’ai juste le temps de saluer les garçons avant qu’ils s’en aillent à l’école. Fannie et moi, on reprend notre conversation à deux comme la veille au matin. Elle me parle de son travail à l’université, de sa sœur cinéaste, mais aussi, surtout, d’éducation. On n’est pas pressés, on peut bretter autour d’un café. Mon train part en fin d’après-midi, je n’ai pas de plan précis. « Je pourrais t’accompagner à l’hôpital si tu veux. » Elle renchérit en disant qu’après, elle aimerait aller dîner dans le petit restaurant d’une cheffe danoise et que vu le beau temps, ça serait bien d’aller de se promener dans le Jardin des plantes. Et avant de se rendre à sa clinique, on peut même prendre une petite marche sur le bord de l’Erdre.
Je me sens bien avec Fannie. Son calme, le timbre feutré de sa voix, son regard d’automne en hiver. La conversation coule de source, au fil du cours de l’Erdre, au fil du trajet pour rencontrer son médecin, porteur de bonnes nouvelles concernant sa santé, au fil du repas expressif et de nos pas lents sous la collection cosmopolite d’arbres géants du Jardin des Plantes. Notre lien est une belle énigme. Une pépite de joie que j’avais oubliée, mais que je retrouve, intacte, transmutée même peut-être, améliorée par les années écoulées, par nos destins enrichis de temps conquis. Mon amie me raccompagne à la gare, jusqu’au tourniquet du TGV. On se serre dans nos bras, on se dit à bientôt, sans trop de sentimentalité. Et juste avant de mettre le pied dans l’escalier roulant, je lui dis, je lui crie, mais en chuchotant, juste en articulant exagérément : « Je t’aime. » Comme le comédien qui interprète le père de Bernard Lortie dans « La maison du pêcheur », la scène réussie du film à mon avis.
Dieu est un arbre. Un prodigieux conifère qui respire dans le jardin des plantes de Nantes. Ou son frère, resté derrière, sur leur terre natale, à neuf mille kilomètres de là. Dieu est un canard qui raconte une blague à ses congénères. Une crêpe au caramel savoureuse. Un papa qui chante avec ses fils en gambadant dans une ruelle. Une femme qui vit, curieuse, belle, intelligente, souriante, malgré sa maladie, qui reste digne, sensible, mais résistante, sincère et tranquille. Dieu est une amitié neuve ou de cinq ans ou de trente ans. Dieu est un paysage immobile qui regarde un TGV s’en aller. Le parfum d’une fleur de camélia. Un air de violon improvisé. Un livre réussi. Deux minutes assis sur un banc, les yeux fermés, à sentir la bouche du soleil se déposer sur sa joue.
Samedi 27.02.2024
Cette fois-ci, c’est la bonne. Émilie vient me cueillir à la maison, direction, l’écurie. Pendant que les élèves inscrites à la leçon d’équitation arrivent et dorlotent leurs montures, je fais connaissance avec Corinne, la propriétaire. Est-ce que j’ai bien entendu? Soixante-dix chevaux? Ç’a beau être surtout des poneys Shetland (reconnus comme étant l’un des plus petits équidés du monde), ça fait quand même beaucoup de sabots à soigner! J’apprends qu’ici, contrairement aux pratiques qui me semblent maintenant à la mode en Amérique, on ne nettoie pas les box à la cuillère dès que nos amis quadrupèdes font leurs besoins. À chaque deux semaines, on y va franchement, on enlève toute la litière, hop! Pas d’économie de bouts de chandelles. Côté méthode, je ne sais pas trop comment ils s’y prennent. Est-ce qu’ils procèdent carrément au tracteur? Peut-être que j’aurai l’occasion d’élucider la question un autre tantôt. Mais bon, je constate que les copeaux de bois, si difficiles à décomposer chez nous pour le compost de jardinage, cèdent ici la place à la traditionnelle paille; c’est tellement plus logique. Donc, je n’aurai pas tant de fumier que ça à pelletier. Pour l’heure, je balaie un peu le plancher, je me trouve une brosse, une étrille et je m’en vais m’occuper d’un bon vieux canasson tout crotté de bouette. Il n’a pas l’air de détester l’attention que je lui prodigue. J’apprends plus tard, en discutant avec le patron, que mon nouveau compagnon, hongre âgé de dix-sept ans s’appelle Cherokee. Alexis m’explique aussi que lui, il ne s’occupe pas autant des chevaux que du cheptel de bœufs de boucherie; quatre-vingt-dix belles têtes. En tant que fervent amateur des circuits courts, je m’enquiers de la possibilité de leur acheter de la viande. « Ça pourrait peut-être s’arranger. », que me répond le grand gaillard. Je joue ensuite au snoreau en lui posant quelques questions concernant les cabanes en ruine découvertes par Valentine. Il confirme les informations déjà recueillies concernant la fréquentation des lieux par des estivants, surtout des mineurs du nord, en étayant les informations concernant la mise en place d’une réserve faunique. J’apprends qu’il s’implique comme conseiller municipal d’Étinan (personne ne prononce « Étinéhem » ici). « Échevin » comme j’aime le dire. Bref, il a les deux mains dedans. C’est exactement l’homme qu’il me faut. Quand je dis que je suis un gars chanceux. Et il ajoute une couche qui m’allume. Les étangs carrés qu’on retrouve un peu partout le long de la Somme seraient les vestiges de l’exploitation de la tourbe. Alexis m’explique que du temps de son arrière-grand-père, ça servait encore de combustible. J’ai déjà eu connaissance de cette pratique grâce à un ami qui vient de l’Ardenne. Mais Alexis ne sait pas exactement comment ses ancêtres procédaient. Ça mériterait une petite recherche.
En après-midi, j’enfourche le bicycle généreusement prêté par Thierry pour explorer les environs. J’arrête à la boutique pour véhicules à deux roues de la place Émile Leturcq m’acheter un peu d’huile de vaseline. Le proprio, bien avenant, me conseille une balade vers le monument funéraire de Thiepval m’expliquant le chemin. Ensemble, on déplore qu’il ne puisse pas se trouver de stagiaire pour l’aider. Les vieux métiers qui demandent qu’on se salisse les mains n’ont pas la cote. Et la formule du compagnonnage semble obsolète. Dommage… Je le salue chaleureusement. Et fidèle à mon habitude, je me trompe de chemin. Je me ramasse au cimetière allemand de Fricourt. J’apprendrai plus tard que la dépouille du fameux Baron Rouge passa quelques années là. Je continue de pédaler. Ça fait du bien de suer un peu. Mais le soleil décline. Il faudrait que je pense à m’en retourner à la maison. Mais je suis bien écarté. Et partout où je passe, c’est le calme plat; pas de commerce nulle part, personne dehors, si ce n’est que quelques jardiniers dans le fond de leur cour. Rendu à Montauban, je me trouve un bon Samaritain pour me remettre sur le droit chemin, question d'arriver à Albert avant la noirceur. Il me donne la direction, toute simple, non sans qu’on fraternise un petit peu. Et je m’élance. Après un plateau, la pente descend. Mon bolide prend de la vitesse. Rien pour me lancer dans une carrière de pilote de formule 1, mais je dois quand même utiliser les freins pour m’arrêter au cimetière de l’allée de Dantzig. Je ne pourrai pas me recueillir à chaque fois que je vois des sépultures de soldats de la Grande Guerre, mais quand même.
Jeudi 29.02.2024
Grâce aux contacts d’Émilie, nous nous rendons à la Maison familiale rurale d’Éclusier-Vaux. Je capote! Ils donnent des formations en pisciculture et en aménagement des espaces verts sous la formule travail-études. En fait, il existe environ 400 MFR comme celle-ci sur le territoire français, distribuées sur le territoire en fonction des forces et de l’historique des endroits où elles se trouvent. Toutes basées sur l’alternance entre l’académique et le pratique, elles permettent à plein de jeunes, qui souvent ne cadrent pas dans le système scolaire conventionnel, d’acquérir une panoplie de métiers, principalement manuels, et ce, avec un encadrement empreint de beaucoup de souplesse et d’humanité.
On nous invite à revenir dès demain matin pour les observer travailler dans une anguillère où ils participent à une démarche d'inventaire avec des scientifiques. Je suis vraiment un gars chanceux.
En revenant, on arrête zieuter nos cabanes abandonnées à Étinéhem. Dans un des chemins, deux gars ramassent du bois coupé dans le cadre du grand ménage entamé dans le secteur. Un père et son fils, à peine plus jeune que moi. Je jase avec eux autres pendant que Valentine prend des photos. Je me permets de leur donner un coup de main en cordant leurs bûches dans leur remorque. Super sympathiques, ils bonifient notre enquête sur ce qui se passe comme démarche de revitalisation des rives de la Somme dans le coin. Ça m'inspire au bout comme sujet. Merci à Valentine pour sa super intuition.
Vendredi 1er mars 2024
Quatre anguilles nous attendaient dans la grosse boîte en chêne qui sert de piège. Le contact avec les élèves de la MFR me ravit. Et on s’entend magnifiquement bien avec leur enseignant. Je pose plein de questions sur les anguilles à l’employé de l’Association de pêche, un érudit passionné d’à peine dix-neuf ans, mais déjà d’une redoutable efficacité. Entassés dans le petit bâtiment, je ne prends pas de notes, je bois ses paroles. Et je pense aux liens entre les anguilles d’ici et celles qui fréquentent le Saint-Laurent, entre l’importance historique de cette espèce pour les gens de la Somme et celle qu’elle revêt, dans le berceau de ma famille paternelle. Et ça me touche. Ces liens-là me fascinent. D’ailleurs, le terme « fascine » s’emploie pour désigner la technique de pêche à l’anguille traditionnelle chez nous. Ce que montre magnifiquement bien Jean Guénette dans cet épisode de sa série Vivre de la mer.
Les 15, 16 et 17 mars 2024
Je retourne dans le secteur d’Éclusier-Vaux dans le cadre des activités du Conservatoire des espaces naturels en Hauts-de-France, trois fois plutôt qu’une. Je participe à des corvées de nettoyage. Avec d’autres volontaires, je ramasse des cochonneries qui traînent le long des chemins et autour des étangs; ça ressemble étrangement à ce que je pratique chez nous à tous les printemps comme bénévolat… Je m’implique aussi dans la préservation de ce qu’ils appellent ici un larris, c’est-à-dire de grandes pelouses, généralement en pente, qui poussent sur un terrain calcaire. C’est typique de la Picardie comme composante du paysage. Après avoir tapoché un peu le sentier pour l’élargir à la pioche, notre tâche consiste surtout à dégager une surface confiée à un troupeau de boucs. On coupe des talles d’arbustes avec des sécateurs ou des petites scies manuelles. C’est bon pour le cardio! Ça complète bien mes randonnées à vélo et le temps que je passe à la ferme avec Alexis pour l’aider avec les limousines, les moutons et les poneys. Pour le déjeuner, on est invités à manger du hachis parmentier à la MFR. Au diable mon lunch! Je me régale dans une ambiance magnifiquement conviviale. Quelle belle communauté! D’ailleurs, il faudra que je les relance pour cet été. Il faut absolument que je retourne les voir pendant la deuxième partie de ma résidence…
Vendredi 22 mars 2024
Je dis que ce jour de mon départ s’appelle premier germinal, début du printemps. J’invoque Ricet Barrier, somme Hadrien de se lier d’amitié avec le troubadour comique. Fred, inspirant comme toujours, m’instruit du rapport de la Cour des comptes. À lire absolument. On lève les voiles à bord de la Diaphanemobile. Survolté, je plaisante un dernier coup avec ma bonne fée Estelle, me transforme brièvement en personnage de conte nommé Cendrier. J’ai faim. Ça fait dix semaines que j’ai pas soupé. Le ciel en cendre de cèdre accompagne nos facéties. Mes collègues risquent un léger retard avec les représentant.e.s de la municipalité de Creil. Mais sur le plan tactique, parfois, ce n’est pas mauvais d’être « fashionably late », comme on dit en grec ancien. Francis, le chauffeur du bus 630 m’aide. En échange, je lui promets la célébrité. Un magnolia m’applaudit. En sous-bois, un commando de jonquilles et de primevères prépare une embuscade le long de l’autoroute, mais contre qui, dur à dire. Soudain, l’église de Senlis s’élance dans mon ciel de cendre. Son coq domine. Un monument de cerf fait son fier. Des cortèges de prunus fanent. Un héron vole vers le Parc Astérix. Le soleil aveugle les graffitis. Les moutons chient sous des vitrines de bureaux. Un chevreuil de tôle attend sur l’accotement. Derrière moi, ça parle, ça parle, ça parle, ça parle et ça bâille moelleusement en créole, en swahili, je ne sais pas. Je cherche une chanson qui ne vienne pas des Misérables de Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil. Je trouve la prosodie de Loco Locass : « Comme Diogène avec son fanal je cherche un homme en moi /Qui ne soit pas celui que je vois mois après mois. » Même s’ils ont pas été fins avec moi au parc Roland Beaudin. Roland Beaudin, ça me fait penser à l’ami Gueze. Dans les bretelles de bitume, les pancartes, 110, 90, 70 se succèdent en ribambelle. Assis, discipliné, je pratique mon métier. Je pense à Paris, me dit qu’il s’agit d’une formidable calamité. Mes bagages embarquent dans un chariot et se trompent de chemin. Dans un escalier roulant, des fesses en jeans ne m’impressionnent pas. Je roule dans le Léviathan, hésitant. Je pratique mon métier. On m’aide, on m’ignore, on m’oriente, on me demande, on m’indique, on me sert, on me parle, on m’empeste, on me scanne, on prend mon argent, on me questionne, on me cuit, on rase de me collisionner, on sympathise avec moi, même dans cet antre du chacun pour soi. Longue longue queue-leu-leu pour attendre d’embarquer. Comme les pratiquants de mon enfance qui se dépêchent d’aller communier. Je reste assis. Je suis pas pressé. Je pratique mon métier. Je pleure. Deux ans jour pour jour après ma naissance, Pierre Goldman est déclaré non coupable du double meurtre dont on l’accusait. En 1979, trois ans après sa sortie de prison, il est assassiné dans des circonstances toujours non élucidées, meurtre revendiqué par le groupe d’extrême droite Honneur de la police. Dix mille personnes assistèrent à ses funérailles. Merci à Cédric Kahn pour son film. L’Atlantique chatoie sous l’avion pendant que mon voisin de gauche rote et pète. Henri Grouès, l’abbé Pierre, me fait pleurer en compagnie de Lucie Coutaz, interprétée par Emmanuelle Bercot, belle comme ma matante Monique, dernière religieuse de la Congrégation des Militantes mariales. Je pratique mon métier. Le voyage me ramène cinq heures en arrière. Le Léviathan de ma destination me mâchouille, mais finit par me recracher. Je cherche du regard Xavier, censé venir me cueillir avec mes bagages, avec mon char. Mais à travers les quidams de l’aéroport, c’est mon fils que je vois gambader vers moi. Je me sens lever de terre, soulevé par ses muscles et ma surprise. Sa mère suit, pas loin derrière. La femme que j’aime. Avec qui je me sens si bien, si complet, si plein, si porté vers une inaccessible sainteté. Et c’est comme ça que mon pays me dit oui, le pays de ma famille.
Picardie Verte - Faire parler les murs
Ateliers avec des retraités du centre social de Marseille-en-Beauvaisis.
Journal de bord commun par Jihane Bergaoui, journaliste et Marc Loyon, photographe
Marc Loyon et Jihane Bergaoui, le 27.03.2024
Premier atelier
Ici, pas de chichi. Romain, l'animateur du centre social de Marseille-en-Beauvaisis, nous avait prévenu : après un petit café pour se présenter, on sort directement se balader. Nous rencontrons donc 8 retraités très actifs et motivés pour participer à notre projet autour de la mémoire. L'idée, c'est d'aller dans quelques villages identifiés en amont, retrouver des lieux importants, symboliques, parfois oubliés ou transformés... et laisser les souvenirs remonter. Reparler du passé, des ancêtres, de la vie quotidienne pas si lointaine. Avec beaucoup d'humour, et parfois un peu d'émotion, ils nous partagent histoires personnelles et anecdotes.
Nous prenons le minibus pour un premier arrêt à Saint-Omer-en-Chaussée, petit village dont sont originaires une grande partie du groupe. Nous allons voir l'ancienne laiterie, l'impressionnante gare de briques... Marc sort les appareils, certains commencent à prendre des photos. Paulette s'enthousiasme de découvrir une partie de son village qu'elle ne connaît pas. Nous échangeons autour des noms intriguants de certains bourgs. "Moi, je m'amuse à dire que je fais Saint-Omer - Marseille en moins de 30 minutes" me glisse l'un des participants.
Puis, Romain nous entraîne sur des petites routes et les séniors nous évoquent un tas d'histoires en nous pointant du doigt des choses à regarder à travers la fenêtre : "la maison du fantôme à droite", "le château du Comte" et autres batisses étonnantes.
A Blicourt, devant l'ancien café de ses grands-parents, Michel s'arrête. Il est venu avec des photos d'archives des années 30 et au micro, il nous raconte la joie qu'il a chaque fois de revenir devant ce lieu chargé d'histoire.
Marc Loyon et Jihane Bergaoui, le 10.04.2024
Deuxième atelier
L'atelier prend une nouvelle fois des airs de visite-guidée passionnante en Picardie Verte. Pour cette deuxième séance avec le centre social de Marseille-en-Beauvaisis, nous prenons la route avec un nouveau groupe de participants, ravis de nous montrer à leur tour un lieu important ou un site qu'ils apprécient. Dans le minibus, ça papote dans tous les sens. Et les séniors n'hésitent pas à proposer à Romain de "passer plutôt par la forêt" ou de prendre "telle route pour aller voir une grotte". On s'émerveille dans les villages d'Achy, de Lannoy, de Villepoix.
Pour notre premier arrêt "de travail", Annie revient sur ses souvenirs d'enfance dans une cour de ferme baignée de soleil. À Pisseleu, Jeannine tient à nous montrer l'école de son grand-père : « un bâtiment en brique typique de l'époque Jules Ferry ». Et René nous conduit devant l'ancien moulin de Roi-Boissy, qu'il a eu la chance de visiter à plusieurs reprises et qui abrite une "roseraie magnifique". Une après-midi pleine de douceur et d'histoires.
Marc Loyon et Jihane Bergaoui, le 14.05.2024
Troisième atelier
Le rendez-vous est aujourd'hui à Gaudechard : à l'exception de Jeannine, que nous avons rencontré lors de la deuxième session, nous découvrons un tout nouveau groupe, composé majoritairement d'habitants de la commune. Pascal, à la tête du comité des fêtes, et Pierre, le 1er adjoint, nous accueillent dans une salle derrière la mairie pour un petit café-présentation.
Pascal nous emmène ensuite à quelques pas de là pour une visite exceptionnelle dans l'ancienne chapelle au sein de l'école Immaculée Conception des Apprentis d'Auteuil. Nathalie, ancienne élève et aujourd'hui directrice de l'établissement, nous reçoit dans son bureau. Après quelques échanges de souvenirs sur les Soeurs, nous nous dirigeons vers l'ancien couvent, qui abrite la chapelle désaffectée. Séquence émotion pour Michelle, Pascal et les autres seniors qui sont venus chanter et prier ici il y a plusieurs dizaines d'années. Certains n'étaient jamais revenus ! En traversant la cour, plusieurs d'entre eux évoquent aussi les "kermesses phénomènales".
Puis Pascale nous fait découvrir l'église de Gaudechard : sa façade en damier de pierre et de silex, la légende de Saint-Blaise, les carreaux de céramiques marron, ocre et bleu, typiques de Beauvais, qui s'élancent jusqu'à l'autel. Alors que la pluie s'est calmée, nous allons voir l'un des nombreux calvaires du village. Pierre nous conduit enfin à la mairie pour nous montrer un livret qui recense avec beaucoup de précisions les différents calvaires de Gaudechard.
Une après-midi à nouveau très riche en histoires et en anecdotes pour mieux connaitre les habitants...et le patrimoine de la Picardie Verte.
Marc Loyon et Jihane Bergaoui, le 17.05.2024
Quatrième atelier
C’est la deuxième rencontre cette semaine avec notre groupe de retraités. Nous commençons par parler de notre visite du couvent à Gaudechart de mardi et notre surprise quant à la grandeur du lieu, à la beauté de sa chapelle,… J’installe les photographies tirées sur papier de mardi ainsi que celles de notre première rencontre photographique. Nous regroupons les images proches, faisons des choix, certains y arrivent de suite! Le choix est donc fait assez rapidement et nos rencontres photographiques se concentrent sur quatre sujets. Romain, l’animateur, revient avec son texte d’introduction et nous fait le plaisir de le lire. Nous pensons tous que ce texte sera parfait avec nos images, et sommes tous d’accord: Romain est un vrai poète…
Marc Loyon et Jihane Bergaoui, le 22.05.2024
Cinquième atelier
C'est l'heure de la photo de classe pour notre groupe de retraités et Romain, l'animateur. Nous les emmenons dans le jardin du centre social de Marseille-en-Beauvaisis pour poser devant le joli mur en briques de l'ancienne école des filles. Ils se placent avec beaucoup de sérieux devant la chambre photographique de Marc.
Nous leurs faisons ensuite écouter le montage sonore réalisé à partir de leurs témoignages enregistrés ces dernières semaines à Blicourt, Polhay et Gaudechard. Petite séquence émotion pour tout le monde, même Romain. Nous regardons à nouveaux le choix des photos avant d'évoquer toutes les étapes, les lieux que le groupe a souhaité nous montrer : la gare de Saint-Omer-en-Chaussée, le moulin de Roi-Boissy, l'école de Pisseleu, les calvaires de Gaudechard...
Et pour achever cette série d'ateliers en beauté, Romain nous a organisé un petit pot : on trinque une dernière fois, encore un peu ému d'avoir partagé tous ces souvenirs. Merci à tout le monde et à très vite, au 2 juillet pour le vernissage de l'exposition à 18 h à Daméraucourt.
Picardie Verte - Les randonneurs
Ateliers avec des randonneurs et amateurs de photographie
Journal de bord commun par Marc Loyon, photographe et Jihane Bergaoui, journaliste
Jihane Bergaoui et Marc Loyon, le 27.03.2024
Premier atelier
Pour rencontrer notre groupe de randonneurs, la journée commence par une toute petite balade entre le centre social rural et la maison du département à Songeons. Là-bas, nous prenons le temps de découvrir les amateurs de randonnées et de photographie, volontaires pour aller marcher avec nous sur les chemins de la Picardie Verte. Nous souhaitons nous laisser guider par leurs connaissances et leurs regards sur le territoire.
Chacun leur tour, chaque participant se présente, nous explique où il habite, les sentiers qu'il aime emprunter et le type de paysage qui peut l'inspirer. A nos côtés, il y a aussi Justin, du centre social rural de Songeons. Il est le référent précieux de cette aventure. Puis, nous présentons aussi notre démarche et le projet que nous allons imaginer tous ensemble. Pour habituer leurs oreilles à la prise de son, je leur fais écouter une balade sonore sensible. Et ceux qui le souhaitent prennent en main l'enregistreur et le casque pour de premiers tests. Marc leur montre ensuite une sélection de ses tirages pour expliquer sa façon de travailler, d'aborder les paysages.
Dans cette séance pleine de réflexion, nous ébauchons aussi les deux itinéraires que nous allons suivre lors de nos futures randos-photos.
Jihane Bergaoui et Marc Loyon, le 29.03.2024
Deuxième atelier
Rendez-vous au centre social de Songeons: Brigitte, Louisette, Marcelle et Justin l’animateur, m’attendent. Nous décidons d’aller vers Gerberoy, une balade classique du coin, mais cela nous permettra de faire un premier trajet d’une boucle qui dans un second temps, traversera la forêt domaniale de Caumont. Nous nous arrêtons souvent pour observer, échanger, admirant les paysages vallonés. Les échanges alternent entre patrimoine et technique photographique, nous insistons sur la lumière du moment: ciel gris avec quelques percées de lumière. Nous décidons de faire une halte à Gerberoy. Le village est calme. Nous entrons dans l’église, la collégiale Saint Pierre et remarquons de suite les pavés flammés au sol, et avons droit à une explication précise de Marcelle sur la fabrication de ce mélange de terre cuite. Une porte permet d’accéder à chaque box de bois, ceux-ci sont alignés et appartenaient aux familles locales. Nous poursuivons vers la Chapelle sous Gerberoy: son lavoir, l’ex maison de la famille Rouland, des souvenirs d’enfance me reviennent avec les facéties de cet animateur de télévision… Finalement, 3h de marche, bravo à tous! L’équipe se retrouve pour un café bien mérité!
Jihane Bergaoui et Marc Loyon, le 11.04.2024
Troisième atelier
Nous retrouvons notre équipe de randonneurs autour d’un café au centre social de Songeons avec trois nouvelles venues. Nous proposons de partir de Songeons et d’entrer dans la forêt domaniale de Caumont au nord de la D143. Nous avons à faire à un groupe de photographes motivés et très bien équipés!
Nous commençons par louper le chemin de randonnée, c’est bien parti ! Après un demi-tour de quelques minutes, nous nous préparons à une longue montée mais les arrêts sont fréquents pour parler technique, position du soleil, composition, contrejour, effet de la matière… La photographie et les interviews au micro sont un bon moyen de faire connaissance. Nous redescendons tranquillement sur Songeons avec une très belle lumière et un terrain très glissant!
Nous nous regroupons pour faire un point. La prochaine fois, rendez-vous à Omécourt. Marcelle et Louisette se chargeront de nous faire découvrir une randonnée qu’elles apprécient particulièrement, but essentiel de ce projet...
Jihane Bergaoui et Marc Loyon, le 15.05.2024
Quatrième atelier
Nouveau chemin de randonnée et nouvelle aventure avec nos amateurs de photographies ! Aujourd'hui, Marcelle nous a donné rendez-vous devant la jolie petite église de Saint-Deniscourt. "C'est le bout du monde ici !" nous dit-elle en nous accueillant sous un soleil réconfortant. Le village est adorable, niché au coeur de la nature.
Nous entamons notre balade par la rue du lavoir, où nous croisons plusieurs petites sources, qui jaillissent sur les côtés. Puis nous prenons un pont, qui emjambe le Petit Thérain. C'est un endroit que Marcelle affectionne car elle y emmenait sa petite-fille pour goûter et jouer au bord de l'eau. Le chemin grimpe et le chant des oiseaux nous accompagne. Autour de nous, des vues dépaysantes : on se croirait au coeur du bocage normand.
Les photographes s'arrêtent régulièrement pour prendre des plans larges ou des détails de plantes. Nous rejoignons une route qui nous emmène vers Omécourt. Marcelle nous partage son émotion lorsque nous arrivons "aux arbres majestueux qui forment comme une grotte" : des hêtres touffus, courbés, dont les branches se rejoignent. Nous entrons dans une sorte de tunnel naturel avec "des trouées de lumières". Nadine trouve l'athmosphère "un peu mystérieuse". Michel est "émerveillé". Après plusieurs centaines de mètres, l'ambiance change et les arbres se redressent.
Au lieu de rebrousser chemin, nous décidons de tourner à gauche et de traverser une prairie remplie de boutons d'or. Le groupe se suit en file indienne sans trop savoir comment retrouver un "vrai" sentier. C'est l'aventure même pour Marcelle, qui n'est jamais venue ici ! Nous explorons ce "hors-piste" avec beaucoup de plaisir mais au bout d'un moment, il faut bien se résoudre à faire demi-tour. Cela fait presque 3h que nous marchons et pour certains, les jambes ou les chevilles fatiguent. Justin s'empresse de retourner au lieu de départ pour venir nous chercher avec la camionnette du centre social.
De retour à Saint-Deniscourt, Marc nous attend avec sa chambre 4x5 en noir et blanc positive direct. Très curieux du dispositif, le groupe teste l''appareil avant de poser avec beaucoup de sérieux devant le mur de l'église. Tout le monde a hâte de voir le résultat la semaine prochaine !
Jihane Bergaoui et Marc Loyon, le 22.05.2024
Cinquème atelier
Dernière séance de travail intense mais efficace avec notre groupe de randonneurs. Nous n'avons jamais été aussi nombreux à nous retrouver au Centre social rural de Songeons. Nous entamons l'après-midi par une première écoute de la balade-sonore enregistrée au fil de nos randonnées : on entend la forêt, les oiseaux, le Petit Thérain couler mais surtout les descriptions détaillées de celles et ceux qui ont témoigné au micro.
Puis un gros challenge nous attend : nous avons environ 150 photos étalées sur la table et il faut en sélectionner une trentaine pour illustrer les paroles de randonneurs. Les participants trient, créent des séries, font progresser le récit en images. Nous rééccoutons plusieurs fois la balade pour vérifier que le son et les images s'accordent. Nous terminons l'atelier par un petit travail de légendes "spontanées" sur notre sélection finale.
Il est l'heure de se dire au revoir. Un grand merci à notre groupe de randonneurs et à Justin, l'animateur, pour ces chouettes balades buccoliques au coeur de la Picardie Verte.
Merci à tout le monde et à très vite, au 2 juillet pour le vernissage de l'exposition à 18 h à Daméraucourt.
Picardie Verte - Ecole de Daméraucourt
Ateliers avec les CE2-CM1-CM2 de l'école de Daméraucourt
Journal de bord par Jihane Bergaoui, journaliste
Jihane Bergaoui, le 25.03.2024
Premier atelier
Il était une fois une histoire de femme, de fusée miniature, de girafe et de cape à paillettes. Ça, c'était l'histoire de départ. Mais à la fin, il n'en restait plus grand chose. Dans le jeu du bouche-à-oreille, l'information se perd vite, se transforme et se déforme. Les élèves de CE2, CM1 et CM2 de l'école de Daméraucourt s'en sont vite rendus compte en se prêtant à cet exercice. Un petit test efficace et concret pour évoquer la rumeur et les "on-dit" auxquels on est tous confrontés. Même dans la cour de l'école.
Pour notre première rencontre, les élèves avaient surtout un tas de questions sur le monde des médias et le métier de journaliste. J'en ai retenue une qui m'a particulièrement fait sourire : "est-ce que vous pouvez allez en reportage partout ? Même sur la lune ?"
Dans cet atelier de sensibilisation, on a aussi essayé de comprendre comment on fabriquait une information, comment on la vérifiait en recoupant plusieurs sources. Des notions importantes pour notre futur projet d'écriture. Et puis, même s'ils sont encore petits, on a pris le temps de parler des réseaux sociaux et d'esprit critique pour essayer d'avoir quelques réflexes afin de trier entre le vrai et le faux.
Jihane Bergaoui, le 05.04.2024
Deuxième atelier
Malgré la grisaille et la pluie, l'accueil est toujours aussi chaleureux dans cette petite classe de Daméraucourt. Les élèves sont ravis de me retrouver et de me détailler avec beaucoup de sérieux et de précision tout ce qu'ils ont retenu de notre premier atelier, notamment autour de la vérification des images. Les interventions avec cette classe sont particulières puisqu'il s'agit d'un projet commun avec l'école de Beaudéduit, à une dizaine de kilomètres. Là-bas, Marc s'occupe du travail photographique avec la classe de CE1-CE2-CM1-CM2 de Fanny. Et nous avec les élèves et Marion, la maitresse, nous sommes en charge du récit : à nous d'inventer un format original pour que texte et images se répondent.
Nous avions évoqué l'idée d'une correspondance. Finalement, nous avons décidé de créer notre propre histoire en nous appuyant sur les photos prises par les élèves de Beaudéduit. Marc avait déjà opéré un premier tri. Il ne nous en restait "que" 150 environ : nous avons pris le temps de les faire défiler, de réfléchir à ce qu'elles disaient ou pouvaient laisser suggérer... Pour le moment, nous avons sélectionné une petite dizaine d'images, qui nous semblent cohérentes pour nourrir notre récit. Je découvre des enfants très inspirés, créatifs, certains passionés par les tracteurs, qui m'apprennent à différencier les machines agricoles. Grâce à toute leur imagination, un fil narratif croustillant commence déjà à se tisser...
Jihane Bergaoui, le 09.04.2024
Troisième atelier
"Oh le temps est vite passé avant ton retour !" s'exclame ravie, l'une des élèves à mon arrivée. Les enfants sont toujours aussi charmants dans cette petite école, où le projet avance sereinement. Cette fois, place à l'imagination des enfants : ils sont répartis en 4 groupes et réflechissent à l'ordre des photos et l'histoire qu'ils ont envie de raconter. Ça gamberge, ça débat, chacun défend son point de vue mais finalement, au bout d'une bonne heure, chaque groupe propose sa version au reste de la classe. Les élèves sont attentifs, posent des questions à leurs camarades pour vérifier qu'ils ont bien compris. Leur imagination est débordante ! Dans chaque récit, on retrouve des éléments farfelus et croustillants : une espionne, un trou magique ou encore un mystérieux laboratoire. Mais je ne vous en révèlerai pas plus ici car l'histoire est encore en pleine fabrication !
Jihane Bergaoui et Marc Loyon, le 13.05.2024
Quatrième atelier
Pour notre retour en Picardie Verte, on redémarre les ateliers sous le soleil et avec une séance très particulière : la rencontre - pour la première fois - entre nos deux classes.
Pour rejoindre Beaudéduit, les élèves de Daméraucourt viennent en car, affrété spécialement pour eux. La trentaine d'élèves se retrouvent dans la salle des fêtes, qui jouxte l'école, pour échanger sur ce projet commun autour de la photo et de ce qu'on peut faire dire à des images.
Pour lancer les présentations, chaque enfant se lève à tour de rôle pour donner son prénom et dire en quel niveau il est. Puis 8 enfants de Daméraucourt montent sur scène pour lire au micro l'histoire imaginée à partir des photos prises par leurs camarades de Beaudéduit. L'idée est un peu de « tester » en direct la compréhension et la cohérence du récit : ça a l'air de fonctionner !
Puis s'engage des discussions animées entre les deux classes pour comprendre comment on a fabriqué l'histoire ou trouvé le titre. A l'inverse, les « auteurs » interrogent les « photographes » sur leurs images pour mieux comprendre ce qui a été immortalisé et le nombre de clichés qu'ils ont fait.
Puis Marc leur fait la surprise de sortir un laboratoire portable pour faire une photo à la chambre en noir et blanc positive direct : les enfants posent tous ensemble devant le bâtiment en brique de l'école-mairie.
Merci à tout le monde et à très vite, au 2 juillet pour le vernissage de l'exposition à 18 h à Daméraucourt.
Je me sens bien avec toi - partie 1
Journal de bord par Philippe Garon, écrivain
Samedi 13 janvier 2024
Le voyage commence dans un lit plein de chats. Mon lit. Notre lit. Le voyage commence avec le poids écrit petit petit des 1951 pages romanesques de ce bon vieux Reggie Ducharme, fantôme déjà de son vivant. Le fantôme qui ne gagna pas le prix de ce trou-de-cul d’Edmond Goncourt, mais qui, après 53 ans de misère, reçut par contumace les 30 000 piasses du Athanase-David. Le voyage commence par les mille kilomètres entre Bonaventure et Saint-Adolphe-d’Howard, dans la brève fenêtre entre une première tempête de trente centimètres et une deuxième du même acabit. Je me condamne aux travaux forçants, comme dirait, en farce, ma belle-mère. Je m’en vais me pelleter dans la belle grande page blanche de janvier. Écrire dans ma tête, au rythme des flocons excessifs. Encore l’Apocalypse selon Saint François de Sales, patron des journalistes. Le ciel nous tombe sur la tête à la vitesse de cinq centimètres heure. Jouqué sur la shed, je pousse en bas du toit ce gros nuage effoiré sur notre écoumène. J’enlève de sur ses épaules décaties la masse moelleuse de toute cette eau gonflée par le froid, pendant que le beau-père joue avec son tracteur, vroum-vroum, qu’il souffle les quelques trois cent mètres de chemin qui nous relient au canal asphalté de la 357, à la civilisation. Pendant que Geddy Lee chante dans mes oreilles, par cœur, la trame sonore de mes 20 ans, il y a 30 ans. Du chant en anglais, hélas, mais pas étatsunien au moins.
Dimanche 14 janvier 2024
Le plus dur dans le déneigeage d’une toiture, c’est quand tu pognes des clous de la tôle avec ta pelle traîneau. Comme t’as tendance à te prendre de l’air dans la pente en descendant puis que la poignée se trouve à la hauteur du bassin, tu finis tout le temps par te ramasser de vilains coups dans les gonades. Me voilà dans le ventre de YUL, l’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau, « Pet » pour les ceusses qui, comme moi, n’affectionnent pas particulièrement le politicien notoire.
Me voilà dans le ventre de l’avion. Quelques instants avant l’heure prévue pour le décollage, je vois un visage connu remonter l’allée. Rouquine plus jeune que moi, elle s’assoit à ma gauche. Je cherche, je cherche dans ma mémoire. Elle parle à sa voisine de siège et je l’entends dire « Je m’en vais présenter un spectacle à Paris. »
- Hey! Mais je te replace! Je t’ai vue à Carleton cet été quand t’es venue présenter la pièce de théâtre d’Étienne Lepage!
- Oui… En fait, il l’a coécrite avec moi…
Alix Dufresne qu’elle s’appelle. La pièce qu’elle va jouer au théâtre Sylvia Monfort, c’est « Hidden paradise », la performance très physique basée sur une entrevue du philosophe Alain Denault, spécialiste des paradis fiscaux. Pour remplacer Marc Béland, Frédéric Boivin va lui donner la réplique. Le Freddo dont mes collègues des Femmes poissons, Anabelle Thériault, Cylia Themens et Stéphanie Pelletier me parlent avec le plus grand bien.
- Hum… J’aimerais ça aller vous voir.
- Tu vas être où?
- Albert en Picardie. Je pense que ça se trouve à environ deux heures de Paris.
- Quand même. Mais tu me diras. Je te garderai des billets.
- Oh! Je voudrais pas… Mais oui, ça serait gentil…
Lundi 15 janvier 2024
Fanny vient me cueillir à Charles-de-Gaulle en char. C’est le gros luxe, le traitement princier. Le GPS de son cellulaire nous guide dans le dédale pour sortir de l’aéroport international. Une fois bien en piste, direction Clermont-de-l’Oise, on papote. Une pie probablement pas aussi bavarde que moi prend son casse-croute sur le bord de l’autoroute.
- Faudrait en voir une deuxième, sinon, ça porte malheur.
- Quoi?
- C’est ma mémé qui dit ça. Elle connaît toutes les significations, les superstitions en lien avec les pies. Pour chaque nombre de pies, il y a une croyance différente.
- Hé ben! J’aimerais ça la rencontrer, ta mémé…
On arrive aux bureaux de Diaphane. Je dépose mes valises dans l’appartement et vais me délier les pattes. Ça fait drôle de retomber dans un lieu lointain et à la fois familier. En flânant, j’apprends que Georges Bernanos est passé par ici. « Sous le soleil de Satan », à mettre dans ma liste. Comme Roger Martin du Gard, prix Nobel pour son cycle « Les Thibault ». Semblerait qu’il en a écrit les quatre premiers volumes au 3, place de l’Hôtel de ville, ce qu’un panneau d’interprétation commémore.
Joie de déjeuner avec l’équipe de Diaphane. Le mari de Fanny, pâtissier devant l’Éternel, nous a concocté une galette. Et c’est Camille qui devient reine de l’Épiphanie, mais neuf jours à rebours. Elle se mérite son titre monarchique en mordant dans un joli petit santon de bonne femme. C’est mieux que moi avec ma Batmobile en argile, lorsqu’on a fêté les Rois chez nous avant mon départ… Je me rends à l’église Saint-Samson, toujours barrée. Définitivement, je ne pourrai jamais en voir l’intérieur et encore moins m’y asseoir un peu pour essayer de vacher en toute dignité. Je passe sous les sept siècles de la porte Nointel, arrive dans le parc du jeu de paume. Une vieille madame pousse son vieux bouledogue. Un chiot tout guilleret arrive, détaché. La vieille madame se met à engueuler le jeune maître du petit mignon. Et lui, plutôt que de prendre son trou et d’attacher son canin adoré avec sa laisse, il se met à discuter avec la madame, à insister, et ça n’en finit plus. Je m’éloigne dans la rumeur de leur chicane, direction forêt du Châtellier. Au début du sentier, je vois un monsieur pisser contre la muraille, un peu plus loin, sur la rue du tour de Ville. C’est chic! Voyons Clermont! Un peu de tenue! Je descends jusqu’à la fameuse villa Tisserand, belle bourgeoise de l’Oise, fierté stratégique de la guerre de 14-18. Deux minous montent la garde en se lavant fièrement sous la marquise. Mais là, le décalage horaire me rattrape. Je retourne en me traînant les pieds au QG de la rue de Paris.
- Je vais essayer de ne pas m’endormir, dis-je aux amies de Diaphane.
Échec total. Considérant le froid, je me réfugie sous les couvertures avec « La part de l’ombre » de Fernand Dumont. Dans lequel je n’avance probablement même pas de dix pages. Morphée m’assène un grand coup de batte de baseball en arrière de la tête. C’est la faim qui me réveille. Mais il est beaucoup trop tôt pour aller manger. Je discute un peu avec Adrien, le petit nouveau dans l’équipe, qui m’encourage fortement à visiter Amiens pendant mon séjour.
- Notre-Dame de Paris entre trois fois dans leur cathédrale!
Tout le monde part du bureau. J’attends l’ouverture du restaurant indien situé juste en face pour aller me sustenter. On me l’a tellement vanté. Et pour cause. Ça fait du bien. Dommage que je n’aie pas noté le nom du plat que j’ai commandé. Il faut vraiment que j’écrive tout…
Mardi 16 janvier 2024
De l’inconvénient de ne pas prendre de notes… J’aime écrire dans ma tête. Le hic : elle est pas mal moins fiable que le papier. Alors me voilà, deux semaines plus tard, à essayer de me remémorer de peine et de misère le fil de cette journée. Je me souviens quand même la grande nouvelle concernant Fred : il est nommé chevalier! J’aurais vraiment aimé l’adouber. En brandissant un syphon de toilette, désinfecté quand même, je m’imagine poser le célèbre geste de la collée en gueulant comme un putois : « En ce mardi 16 janvier de l’an de grâce 2024, par les pouvoirs que je me suis moi-même conférés, je te déclare solennellement, toi, Fred Boucher, chevalier du Chicon, au nom du pain, du fisc et du simple d’esprit, Ramen. » Mais comme il a un problème de chauffage à la maison, ce sera pour une autre fois… Je me souviens évidemment qu’Estelle est venue me conduire à Albert. Qu’on a rejoint Valentine au gîte de la rue Firmin-Lalliez, cette maison sise juste à côté du monuments aux Morts où l’on va habiter au cours des dix prochaines semaines. Je me souviens qu’Émilie est venue nous rejoindre et qu’on est ensuite allés manger tous ensemble à pied au Hygge, ce qui m’a permis de découvrir la mairie, impressionnante pour le gars de Ste-Anne que je suis, et la fameuse basilique. Servi par Mathieu (en mâchant bien l’accent d’ici, ça donne « Matcheu », ce qui peut ressembler à la parlure parfois rencontrée chez nous tout en me faisant penser au nain Athcoum de Blanche-Neige), donc servi par Mathieu, fort bien d’ailleurs, je risque de retourner là. Après? Je me suis promené un peu dans la froidure de la place pour découvrir les alentours et faire des commissions. J’achète entre autres de la chicorée pour slaquer un peu sur le café. J’aime beaucoup le centre culturel le Zèbre. À la médiathèque, je pourrai emprunter quelques recueils de contes traditionnels typiques de la région. Il ne me manque plus que ma carte d’abonné. « Je me souviens » est la devise du Québec. Une devise, c’est comme un totem chez les scouts. Ça cible une qualité à acquérir.
Mercredi 17 janvier 2024
Il tombe une sorte de grésil. Les écoles sont fermées. On va reprendre l’activité prévue à mon horaire un autre moment donné. J’en profite pour m’avancer dans mes autres engagements. Je prépare du pâté chinois. Valentine me dit qu’elle aime ça. On va bien s’entendre.
Jeudi 18 janvier 2024
Heureusement que j’avais rien de prévu à l’horaire aujourd’hui. Il a neigé, puis pas à peu près. Ben, d’un point de vue Picard je veux dire. Du coup (faut bien que je prenne un peu les tics verbaux d’ici!), du coup donc, la circulation s’en trouve pas mal perturbée. Et on donne encore congé aux enfants. Malgré les conditions climatiques, Valentine veut explorer le secteur. Elle m’explique qu’elle possède des « chaussettes », qu’on pourrait installer sur les roues de sa fringante Renault pour éviter qu’elle ne glisse trop. Des chaussettes… Pour mes compatriotes québécois qui, comme moi, pataugent ici dans l’ignorance, ce vidéo va éclairer notre lanterne. J’arrive à placer ces patentes-là à peu près comme il faut. Et voilà ma camarade partie dans le soleil qui daigne nous donner signe de vie. L’après-midi m’invite à aller prendre l’air, moi aussi. Un peu partout dans la ville, on se lance des balles de neiges. Je passe par la gare, j’essaie de trouver le comptoir Emmaüs indiqué par Google Map pour me procurer un bicycle usagé. Hélas, on dirait bien qu’Internet m’a induit en erreur. Mais Thierry, le responsable du groupe d’enfants que je vais rencontrer à Bécordel-Bécourt, en bon samaritain, règle le problème en me prêtant le sien. Je le dis souvent; je suis un gars chanceux.
Vendredi 19 janvier 2024
Valentine m’offre qu’on aille virailler dans les alentours en char. Une des chaussettes de la voiture a sacré le camp, mais celle qui reste devrait nous donner une chance. Avec le beau – 7 °C qu’indique le thermomètre de son tableau de bord, pas étonnant que la neige insiste. Et nous voici parti.e.s à l’aventure, direction, La Boisselle, pour voir le trou de mine, ou Lochnagar Crater. De généreux monticules de patates brisent ici et là le galbe des coteaux. Les arbres givrés, les paysages enneigés, tout ça confère une allure insolite à la contrée, qui éblouit ma collègue photographe. Oui, les fameuses chaussettes améliorent l’adhérence des pneus de sa Renault, mais je lui reconnais des talents d’as au volant. À mon avis, elle pourrait se débrouiller haut la main dans nos conditions hivernales d’outre-Atlantique. La trace de l’explosion qui marqua le début de l’offensive franco-britannique du 1er juillet 1916 impose le recueillement.
On passe ensuite par le cimetière militaire de Pozière, où reposent 14 657 soldats du Commonwhealt morts en 1918. Avant d’arriver à Authuille, on s’arrête et on voit au loin le mémorial de Thiepval; 72 244 noms sont inscrits sur ses piliers. Près d’Authuille se trouve aussi le Lonsdale cemetery, qui compte 1542 tombes. Partout, on voit des traces de le Première Guerre. En fait, si je sais compter, en Picardie, c’est au moins 332 cimetières de soldats allemands, français, américains ou du Commonwealth qui sont éparpillés sur le territoire. Sans compter les multiples monuments funéraires marquant des hauts faits, tragédies et autres bouts de vie à partir desquelles s’est tricotté ce grandiose gâchis.
Le soleil baisse. Suspendue au-dessus des champs de betteraves blanchis, une nébulosité dense capte la lumière. Valentine arrête ici et là pour capturer l’éphémère boréalité du panorama. Entre autres, à flanc de côte, elle prend de très loin ce qui ressemble à une petite harde de chevreuils. Je ne sais pas trop, je ne connais pas la faune d’ici. Mais je sais qu’il ne fait pas froid. Il fait frette! Ça gèle jusqu’aux boyaux. Avant qu’il fasse trop brun, elle m’amène dans le bout d’Étinehem-Méricourt. « Étinan », pour les intimes. Elle veut me montrer une anomalie qui pique sa curiosité. Là, sur le bord de la Somme, des cabanes abandonnées à travers les méandres paresseux. Une collection glauque de portes défoncées, de toits effondrés, de vitres cassées. On se croirait à Tchernobyl. Ici aussi, la nature reprend ses droits. En m’approchant de l’eau, j’en découvre une, complètement éventrée; à l’intérieur, du lierre étouffe un bol de toilette. Un peu plus loin, le pépiement d’un passereau qui ressemble à une fauvette; le minuscule oiseau se dérobe de moi en sautillant dans le feuillage qui encercle un cadre de fenêtre dénudé. Juste à côté, à la surface des étangs, des poules d’eau, des malards, une ribambelle en sauvagine. Quelques minutes plus tard, montés au lieu-dit du Camp de César, une volée de cygnes se pose dans les eaux glacées. Le promontoire nous donne une vue générale assez géniale sur les environs. De retour à la maison, je concocte des crêpes jambon-fromage. Ou un ragoût de souk? (Que nous appelons « ragoût de Pat » dans la famille, autant par boutade que pour reconnaître la paternité de cette recette à l’ami Patrick Dion.) Maudite mémoire… Comment je peux accomplir décemment mon devoir de mémoire envers les dix millions de morts et huit millions d’invalides de 14-18 si je n’arrive même pas à me rappeler ce que j’ai mangé il y a quelques jours à peine?
Samedi 20 janvier 2024
Avec les routes enneigées, hors de question d’aller à l’écurie aujourd’hui. On va remettre ça à la semaine prochaine. Je lève les voiles vers Amiens. Mais ma journée ne se déroule pas comme prévu. Un coup sur place, je constate que la maison de Jules Verne est fermée jusqu’au 7 février. Alors je me promène sans trop savoir où me garrocher. Sauf que le froid commence à me fatiguer. Donc, en marchant au hasard des rues entrelacées, j’arrive devant le Musée de Picardie et j’entre. Je pourrai au moins me réchauffer. Oh! Je capote ben raide! Ils possèdent une collection de sculptures puis de peintures à se jeter à terre. Certaines pièces très impressionnantes, comme une des deux copies du « Radeau de la Méduse » de Géricault commandées par l’État, un Picasso, mais aussi une très belle interprétation du mythe de Médée par Charles-Alexandre Crauk, un angoissant « Christ tombé sous la croix » de Crespi, plusieurs réussites symbolistes, un rigolo « Petit serpent » d’Alain Séchas, et surtout, surtout, un formidable Saint-Martin de Pierre Lagarde. Bref, le genre de visite nourrissante.
Après, je me rends à la bibliothèque pour réserver ma place au spectacle du conteur Abbi Patrix, recommandé par maître Michel Faubert. En vain; c’est complet. Alors je me dirige vers l’immense cathédrale, un peu dépité. Très impressionnante, mais je me rends compte que j’aime mieux les petites églises. Puis il fait tellement froid! Alors je repars en me disant que je vais rentrer « à la maison » sans m’acharner. Mais juste à côté de la gare, je vois un cinéma. J’entre, d’un coup qu’ils proposeraient quelque chose d’intéressant. Et là, bingo! « Bonnard, Pierre et Marthe ». Parfois, le hasard fait bien les choses. Je réalise que c’est le même réalisateur que « Séraphine », que je veux voir depuis mon séjour à Clermont. Un gars à suivre.
Bon, j’ai faim! Il me reste du temps avant mon train. Je m’enligne sur la rue Noyon. Arrivé à la place René-Goblet, juste à côté de la statue du général Leclerc, je vois une affiche : L’Improviste. Voilà exactement ce qu’il me faut! Dès que je fais sonner mon accent, le charme opère, on me sert avec le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Une version jazzy de « Every rose has its thorn » de Poison ambiance la place. Ça me rajeunit pas, ça. Mais leur carbonade de joue de porc au pain d’épices pommes grenailles confites me convient très bien. Avec ça, je vais pouvoir m’en retourner à Albert le ventre accoté, pour faire des beaux dodos.
Dimanche 21 janvier 2024
En ce jour de la mousse dans le calendrier républicain, dans la Belle province, on souligne le jour du drapeau. Il fait doux. Disparue, la neige. Avec Cyril, le chum à Valentine, on va à Péronne pour visiter le musée. Mais le musée est fermé. Bon, à cette date, c’est compréhensible. On reviendra. N’empêche. Qu’est-ce qu’on fait? Commençons par manger. Contrairement à ce que dit la serveuse, mon filet de sandre n’est pas un excellent choix. Seigneur que la sauce est salée! Sauf que je voulais attendrir un peu le poisson, vilainement sécotte. Mauvaise idée. Pas grave. Cyril mange comme un oiseau. Je peux terminer son assiette, qui est de loin meilleure que la mienne. Et la part de tarte tatin pour trois que Valentine commande aide à faire passer le tout. Ceci dit, après, qu’est-ce qu’on fait? Une petite marche aide notre digestion et nous mène jusqu’à l’église, très intéressante avec son plan carré. Et pour la première fois de ma vie, je peux monter en chaire. Le luxe! Joie! En face, une brocante attire notre attention. Et nous voilà dans une vraie caverne d’Alibaba. Ma fiancée capoterait, elle qui adore la vieille vaisselle. Mon fils, passionné d’artefacts militaires, itou. Je ne fais pas d’achats, même si un haut de forme me tente. Et une chaise berçante. Mais comme il faudrait prendre aussi sa sœur jumelle, et que la paire vaut 900 Euros, je peux oublier ça. N’empêche. Avec ça, on s’est gossé une sacrée belle journée.
Picardie Verte - Ecole de Hautbos
Ateliers avec les CE1-CE2 de l'école de Hautbos
Journal de bord par Marc Loyon, photographe et Jihane Bergaoui, journaliste
Marc Loyon le 14.03.2024
Premier atelier
Nous passons devant l’église avant d’arriver à l’école en bord de route. Elodie, l’institutrice, nous avait parlé de cette grotte Notre Dame de Lourdes, nous nous y intéresserons, c’est certain… Je fais connaissance avec les CE1-CE2 dans la plus petite classe des regroupements scolaires d’après Elodie. C’est vrai, elle est toute petite mais on ressent de suite beaucoup d’activités. Comme les autres classes, je leur parle de l’histoire du procédé photographique, on prend en main différents matériels. Je leur présente à suivre quelques images personnelles, nous parlons de composition, des différents plans, de la perspective, des lignes fuyantes, du point de fuite.
Ils sont tous impatients d’aller faire des photos, de sortir, il fait beau,… « on va bien s’amuser », Elodie, l’institutrice précise que c’est avant tout un atelier où il faudra se concentrer… Petite balade autour de l’école en passant par la marre, les canards sont bien énervés et se retrouvent photographiés sous toutes leurs plumes par le groupe bien motivé…
Nous passons devant une maison abandonnée, la maison hantée apparemment. Nous repassons devant l’école pour aller voir quelques cours de ferme, une nous attire particulièrement avec ses bâtiments que l’on voit depuis la cour de l’école: trois lieux à découvrir lors des prochaines sorties, la grotte, la maison hantée et cette ferme…
Jihane Bergaoui, le 28.03.2024
Premier atelier
Jusqu'ici, c'est le plus petit groupe d'élèves que je rencontre : 12 petites têtes déjà bien faites et pleines de questions pertinentes. Pour notre premier atelier, comme à chaque fois, je prends le temps d'essayer de décortiquer les notions d'information et de vérification des sources. Pour ça, rien de plus efficace que de les mettre en situation. Je leur explique par exemple que j'ai « entendu dire qu'Elodie, la maitresse, aurait été vue hier soir dans un magasin de Grandvilliers avec une star. Et pas n'importe laquelle : Kylian Mbappé ». Selon moi, si c'est vrai, c'est une info drôlement croustillante. Mais comment la vérifier ?
Les élèves ont les bons réflexes : sans se démonter, ils questionnent directement leur enseignante. Puis proposent d'aller sur place, à la recherche de témoins. Ou d'aller fouiller les réseaux sociaux pour retrouver des preuves photos de sa présence à quelques kilomètres de chez eux. Évidemment, tout cela est faux, ça n'est qu'un prétexte pour les faire réfléchir aux différentes façons de recouper ses sources. Mais Raphaël ne lâche pas le morceau et ajoute « de toute façon, comme c'est quelqu'un de discret, il ne serait pas allé dans le magasin. Il aurait plutôt utilisé le service drive. »
Enfin, pour amorcer notre prochaine séance, les enfants se familiarisent aussi avec le « zoom » poilu qui les fait bien rigoler : chacun leur tour, avec le casque sur les oreilles, ils écoutent leurs voix. Puis ils interrogent leurs camarades pour des interviews improvisées sur « ce qu'ils aiment dans la vie ? » ou « le métier qu'ils souhaitent faire plus tard ? ». Dès la semaine prochaine, ils l'utiliseront pour mener leur enquête sonore dans le petit village de Hautbos.
Marc Loyon le 28.03.2024
Deuxième atelier
Pour cette deuxième séance, nous commençons par regarder leurs précédentes images mais rapidement, la météo commence à changer donc il est temps de partir réaliser les photographies. On se presse dans le couloir. Elodie, leur précise de nous attendre à la première gouttière! Nous sommes reçus dans une très belle cour de ferme par un agriculteur de 94 ans, 10 générations d’agriculteur depuis le 18ème siècle! Il nous autorise à faire quelques images, vues d’ensembles, détails de matières, silex à nos pieds…
L’averse arrive, le temps de s’abriter dans la classe et c’est reparti pour la grotte de Notre Dame de Lourdes. Certains passent tous les jours sur cette route mais ne se sont jamais arrêtés… Les enfants courent dans tous les sens pour rentrer, je leur précise de faire attention aux appareils photos, et de bien mettre la dragonne à leur poignée. On me précise que la « draguette » est bien autour du poignée, euh la dragonne…
L’après midi se termine entre le gâteau d’anniversaire de Brian, et la préparation pâtissière d’Elodie, chacun repartant avec leur nid de Pâques: surprise empaquetée avec leur prénom…
Jihane Bergaoui le 02.04.2024
Deuxième atelier
Pour cette nouvelle séance, pas de temps à perdre : nous avons moins d'une heure pour préparer la toute première interview de notre enquête sonore autour de la grotte de Hautbos. Jean-Pierre Toutain, 93 ans, agriculteur à la retraite, ancien maire et mémoire du village, vient à l'école pour répondre aux élèves. Elodie, l'institutrice, a déjà commencé à préparer le terrain avec eux et à lister les questions au tableau. On les répartit, on répête. Avec beaucoup de concentration, Raphaël tient le rôle du journaliste-preneur de son.
D'emblée, Jean-Pierre Toutain nous dit qu'il est ravi de revenir ici puisque puisqu'il a été lui-même élève dans cette école. Il prend le temps de répondre à toutes les questions des journalistes en herbe. Grâce à des photos d'archives, il nous révèle même un scoop sur l'histoire de la grotte. Mais pour l'entendre, il vous faudra patienter encore quelques semaines, le temps que l'on poursuive notre travail d'investigation autour de ce lieu étonnant, à deux pas de l'école.
Jihane Bergaoui le 11.04.2024
Troisième atelier
Le programme est à nouveau très chargé pour cette nouvelle session avec les CE1-CE2 de Hautbos. Nous entamons la séance avec l'écoute du pré-montage de l'interview de la semaine dernière : les élèves ont posé des questions pendant 25 minutes à Jean-Pierre Toutain, ancien maire du village. Et résultat, il n'en reste pour l'instant plus que 6 minutes. Nous échangeons sur l'importance de couper, de sélectionner, de garder les informations les plus importantes, les plus précises. Mais les enfants sont surtout ravis - ou intimidés- de réentendre leurs voix.
Nous préparons ensuite de nouvelles questions pour les deux personnes qui acceptent de répondre à notre enquête : Danièle, une habitante du coin, venue avec des photos d'archives de 1947 et la maitresse de la classe d'à côté, qui se demande bien "pourquoi il y a une grotte à Hautbos" ?
Grâce à ces trois témoignages, les petits journalistes comprennent que les différentes versions se complètent et qu'on ne peut vraiment pas se contenter d'une seule source. Et les ateliers ont l'air de porter leurs fruits...puisque deux élèves me confient vouloir devenir journalistes !
Marc Loyon le 11.04.2024
Troisième atelier
Ravi de retrouver ce petit groupe toujours très motivé. Dans un premier temps, les enfants me racontent leurs rencontres avec Mr Toutain et Danièle, et leur maniement du micro avec Jihane. Je leur présente leurs images et leur précise que nous devons faire un complément de photographies donc sortir faire des photos…
Je sens de suite leur motivation de sortir se promener autour de la grotte du village. Nous notons les compléments d’images que nous devons apporter (panneau, matière, vue générale…). Je prends seulement quatre appareils et en pose deux sur pied! Ils adorent voir cet appareil fixe, manier la rotule et le porter!
Ils prennent leur temps à la recherche d’un point de vue, sont attentifs au cadre. Le travail devient plus collectif autour de cet appareil monté sur pied. On repère, on cadre, on se déplace à trois… Trois élèves me raccompagnent à ma voiture avec le matériel, « nous sommes de vrais professionnels avec tout ce matériel… »
Jihane Bergaoui le 16.05.2024
Quatrième atelier
Après la sensibilisation, la préparation, les recherches et les interviews, c'est l'heure de l'enregistrement pour les journalistes en herbe. Pour que notre enquête sonore soit cohérente, nous avons besoin d'une narration pour expliquer notre démarche, présenter nos interlocuteurs et partager nos informations.
A tour de rôle, les 12 élèves défilent au micro pour enregistrer quelques phrases, qui permettront de faire le lien entre les différents sons. Nous travaillons l'oralité mais la maitresse Élodie a bien préparé le terrain, puisque la lecture est plutôt fluide.
Nous écoutons aussi les extraits d'interviews que j'ai sélectionnés pour vérifier que tout fonctionne bien entre les sons et le texte. Les enfants sont ravis, parfois intimidés, de réentendre leurs voix. Ils découvrent les "coulisses techniques" et observent le logiciel de montage. Je leur explique qu'il reste encore plusieurs heures de travail de post-production avant d'aboutir à notre version finale.
Avant de quitter cette classe si sympathique, je les prends une dernière fois en photo pour garder un petit souvenir. Merci à vous et à la maîtresse Élodie pour votre accueil enthousiaste !!
Marc Loyon le 16.05.2024
Quatrième atelier
C’est toujours un plaisir de retrouver cette petite classe. Ils sont bien agités aujourd’hui. Jihane est venu ce matin enregistrer les voix et je crois que leur concentration va être difficile… Mais la découverte de leurs photographies de la session dernière les remet dans l’histoire de cette grotte mystérieuse. Nous entamons de multiples échanges et discussions, nos choix finissant par des votes. Nous épinglons 23 images au tableau, et réussissons à raconter notre histoire. Je leur fais la surprise d’une photographie de groupe avec ma chambre photographique, à l’ancienne, caché derrière mon drap noir… et c’est parti pour le développement de ces papiers photographiques positif noir et blanc. Surpris de voir cette image se révéler dans mon petit laboratoire installé à l’arrière de l ‘école, j’entends des remarques comme magique, ce n’est pas en couleur, on se croirait dans les années 90… Tout est prétexte à rigoler hors de la classe!
Marc Loyon le 23.05.2024
Cinquième atelier
En arrivant, je suis de suite attiré par les dessins illustrant le futur: Quand je serai grand, je serai...
C'est le moment pour les élèves de réaliser leur premier blog. Je m'installe au fond de la classe pour projeter leurs images et se rappeler les différentes étapes. Nous mesurons la hauteur et largeur du fanzine pour réaliser la mise en page. Nous observons la position des photographies et des textes sur la page. Nous choisissons les photographies en grand format et paysage, la position des textes et les images en petit format pour réaliser notre première page de couverture.
C'est le moment de faire le blog, et avant tout de réaliser une photographie de groupe sur la montée des marches. Entre grimaces et attitudes sérieuses, nous choisissons... A bientôt, au 2 juillet pour le vernissage de l'exposition à 18 h à Daméraucourt.